Génération A _ Douglas Coupland


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1991. Le monde découvrait le conte moderne de toute une génération. Cynique. Satirique. L’histoire d’une jeunesse perdue face aux évolutions des mœurs dans l’Amérique de la fin du XXème siècle. Succès littéraire et renommée internationale. La génération X, c’était vous, c’était eux.

20 ans plus tard. Douglas Coupland abat les frontières et remet un coup de pied dans la fourmilière (ou plutôt dans la ruche), en écho à son roman culte, voici venu le temps de la Génération A.

Dans un futur proche, lorsque la population d’abeille disparaît purement et simplement de la surface du globe (« Les téléphones portables ? Les cultures génétiquement modifiées ? Un virus ? Les produits chimiques ? ») c’est l’humanité tout entière qui s’en retrouve bouleversée.

Effets secondaires caustiques : si un pot de miel est estimé à 17.000$ à Sotheby’s, les accros à l’héro ont du se mettre à la meth,  « le pavot avait besoin d’abeilles pour pousser. »

Au coeur de cette catastrophe écologique en cours, la néo-société que Coupland nous présente semble s’être engouffrée dans une perpétuelle virtualité. Google, Smartphones et autre World of Warcraft culminent dans un panthéon internet. Tout est montré, partagé, la notion d’intimité est devenue totalement dérisoire.

Mais comme si le virtuel ne suffisait plus, et pour fuir une angoisse latente de la réalité, une majeure partie de la population est devenue accro à un étrange médicament, le Solon.

Voyez par vous-même :

« Solon CR est indiqué dans le traitement à court terme des troubles psychiques liés à l’obsession du futur proche et lointain. En parvenant à supprimer tout lien entre le moment présent et le futur dans l’esprit du patient, la recherche a constatée une régression importante de toutes les formes d’anxiété. »

Tentant, non ?

Alors quand cinq personnes, sans lien apparent, se font quasi simultanément piquer par une abeille aux quatre coins du globe, tout bascule. Et comme le monde de l’information et de la consommation ne jure plus que par internet, ces cinq personnages vont  devenir les inoubliables célébrités de leur époque.

Zack [Iowa, États-Unis] : Fermier de son état, piqué, pendant qu’installé au volant son tracteur en tenue d’Adam (sous l’œil espion d’une webcam) il réalise un crop circle en forme de bite et son service deux pièces dans des champs de maïs « Monsanto génétiquement modifié à haute teneur en fructose et éthanol ».

Samantha [Nouvelle-Zélande] : Piquée alors qu’elle réalise un earth sandwich, peu de temps après un troublant coup de téléphone de ses parents lui annonçant qu’ils ne croient désormais plus en rien.

« C’est quoi un earth sandwich? Bon d’accord. C’est quand vous utilisez des cartes en ligne pour localiser le point de la planète situé à l’exact opposé de vous, et que vous entrez en contact avec quelqu’un près de ce point. […]  vous allez chacun y déposer une tranche de pain |…] deux tranches de pain avec une planète entre eux. […] Vous aurez créé une oeuvre d’art. Bingo.»

Julien [France] : Étudiant à la Sorbonne, ne s’est pas présenté en cours depuis des semaines, pour cause d’avoir passé 114 jours consécutifs à jouer à WoW. Piqué dans un parc alors qu’il vient d’être brutalement et cruellement viré d’une salle de jeux en ligne.

Diana [Canada] : Hygiéniste dentaire atteinte du syndrome de la Tourette, membre d’un groupe de prière, ayant des pensées osées envers son pasteur « Baise-moi s’il te plait baise-moi » (syndrome de la Tourette oblige). Piquée à la jonction critique d’une excommunication et d’un sauvetage animal. « Putecouilledanslecul »

 Harj [Sri Lanka] : survivant du tsunami de 2004, opérateur d’un centre d’appel d’Abercrombie and Fitch. Piqué alors qu’il est en communication avec le New York Times à propos de son site de vente « sons d’ambiance de demeures de stars »

« C’est quoi des sons d’ambiance de demeures de stars? Pour 4.99$ vous pouviez télécharger une heure de silence domestique enregistrée chez diverses célébrités. […] Il y avait Mick Jagger (Londres; métropolitain), Garth Brooks (rural; des bruits d’avion dans le fond), Cameron Diaz (Miami; sexy, ensoleillé, enjôleur). »

La narration du récit s’organise ainsi autour de ce club des cinq post-moderne et haut en couleur, représentatif (souvent à l’extrême) de leur génération. Chaque court chapitre s’articulant autour de l’évolution de la situation à travers les yeux de l’un et l’autre, cela donne à Coupland l’occasion d’explorer le point de vue de chacun sur les différences culturelles entre les personnages et leur façon d’appréhender et de réagir aux éléments de l’histoire.

Le ton est vif, rapide. Phrases courtes et phrases choc. Coupland s’amuse sur son terrain de jeu favori et on jubile avec lui.

Les références ne manquent pas : Apu et son Kwik-E-Mart  (de l’univers des Simpson), Morgan Freeman et sa voix divine, même Johnny Hallyday est de la partie, et on exulte à la lecture de la description qui est faite de lui : « un article à la con éhontément pompé sur Wikipédia ». Désopilant, tout simplement.

La seconde partie du roman prend une tout autre tournure, lorsqu’un scientifique charismatique aux intentions plus que douteuses finit par rassembler cet improbable quintet sur une île canadienne, l’expérience de piqûre d’abeille qu’ils partagent va alors les unir d’une façon qu’ils n’auraient jamais pu imaginer…

Le récit s’engage sur une succession de nouvelles racontées par nos protagonistes eux-mêmes. Ce procédé et son utilité peuvent surprendre, et malgré un début difficile, tant le rythme de l’intrigue s’en trouve changé, on prend finalement plaisir à lire ces courtes histoires. Dans ce « Décaméron réinventé » Coupland développe plus en profondeur les thèmes de l’anticipation sociale dont il est une des figures de proue : les croyances et religions, la culture populaire, l’indifférence face à la mort d’autrui, les addictions, la technologie… en somme, toutes les valeurs en perdition de notre société, et c’est un régal.

(Une mention particulière à « Planète Viande » : qui à elle seule pourrait retracer le pouvoir de la lecture sur les comportements et l’évolution de l’Homme depuis  les temps les plus anciens.)

Ainsi, entre tour de force narratif et faiblesse du récit, qui à mon goût aurait pu être écourté de quelques pages sans saveur, la véritable problématique  du roman s’esquisse alors peu à peu : le pouvoir de la créativité, de la lecture et de l’écriture.

La résolution finale des plus rocambolesque en réjouira certains, en décevra d’autres peut-être. Qu’importe! Douglas Coupland revient ici en  forme et nous livre une satire sociale extrêmement divertissante, sonnant juste et cinglante, et posant un regard objectif, voire dérangeant tellement il semble plausible, sur notre hypothétique futur proche.

  Génération X fut le roman de toute une génération. Aujourd’hui, les (jeunes) lecteurs sauront-ils à leur tour apprécier cette peinture sociale dont ils sont en partie les modèles ?

Car tout cela finalement, n’est-il pas le roman de la Génération A…mazon ?

Génération A _ Douglas Coupland
Septembre 2013 – Au Diable Vauvert

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